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Chronique

Le 18.05.2021 par Julie Leminor

ART : TECKNOLOGIC

Art numérique, virtuel, en réseau, cyberart, IA, NFT… En 2021, l’art se métamorphose. Il devient technologique. Petit état des lieux des petites et grandes révolutions artistiques de ce nouveau millénaire.

En 2005, le groupe de musique électronique Daft Punk sort le single Technologic, un tube aux accents métalliques où une voix robotique assène des déclarations impératives à l’infini : « Surf it, scroll it, pause it, click it, cross it, crack it, switch, update it. » Utilisé sur une publicité pour l’Ipod d’Apple, le titre phare de l’album Human After All semble définitivement nous introduire dans une nouvelle ère technologique. Mais la musique n’est pas la seule à avoir été bouleversée par le progrès et depuis le XXe siècle, la création entière se trouve renouvelée par des inventions, supports et matières inédits qui créent un nouveau rapport à l’œuvre, pour l’artiste lui-même, mais aussi pour le spectateur et même le collectionneur. De sa conception à sa réalisation, en passant par sa reproductibilité, l’art contemporain change de nature. Autrefois physique, il devient virtuel, intelligent, digital. Autrefois concret et tangible, le voilà désormais immatériel, insaisissable. Infini.

Bienvenue dans l’ère du multimédia, du plurimédia et du numérique. Bienvenue dans l’époque des robots créateurs, des expositions virtuelles et des œuvres digitales. Ces dernières années, l’anticipation est devenue réalité. Les frontières physiques ont été rompues par la digitalisation de la société et le virtuel s’est introduit dans le monde de l’art et des musées. Aujourd’hui, c’est tout un vocable qui s’en trouve renouvelé. Tout un monde qui se voit désorienté jusqu’à craindre pour certains esprits conservateurs, la mort de l’art physique lui-même. Cette nouvelle hybridation de l’art interroge en effet sur la nature même de l’artiste. Autrefois technicien omnipotent, le voilà désormais soumis à l’automatisation d’une œuvre et à la puissance des nouvelles technologies. Dans L’Art digitalisé, Thomas Ferenczi explique : « Si les artistes ont toujours recouru à une technique, objet d’un apprentissage et d’une formation, ils n’ont pas toujours fait usage de technologies, c’est-à-dire d’outils associés aux révolutions de la science moderne et perçus comme étrangers aux traditions de l’art. Parce que ces machines sont complexes, qu’elles paraissent quelquefois difficiles à maîtriser, qu’elles demandent souvent le concours de techniciens, elles peuvent donner l’impression d’échapper, en tout ou en partie, au contrôle des créateurs. »

la technologie impose une certaine distanciation entre l’artiste, l’œuvre et le public

Selon l’Encyclopædia Universalis : « On désigne par ‘art numérique’ tout art réalisé à l’aide de dispositifs numériques – ordinateurs, interfaces et réseaux. » Cette définition reste technique et générique et englobe de multiples genres particuliers de l’art numérique, comme l’art virtuel, l’art en réseau, le cyberart… Historiquement, ils succèdent, sans les rendre obsolètes, aux appellations précédentes d’art à l’ordinateur et d’art informatique. Avec l’art numérique, c’est donc la représentation de l’art lui-même qui se trouve bousculée puisque pour la première fois, la technologie semble supplanter l’œuvre elle-même. Elle n’est plus seulement un moyen, une technique au service de l’artiste, mais devient une fin en soi. En brouillant les pistes et en rendant une œuvre mystérieuse et inaccessible, la technologie impose une certaine distanciation entre l’artiste, l’œuvre et le public et aujourd’hui, les révolutions artistiques semblent parfois moins humaines que technologiques. Elles ne se nomment plus Picasso, David Hockney ou Andy Warhol, mais plutôt IA – intelligence artificielle – ou NFT et elles nous entraînent dans des territoires jusqu’alors inexplorés.

Depuis les années 70, les artistes utilisent la puissance des ordinateurs et des IA pour créer. Aux États-Unis, Lillian F.Schwartz participe aux balbutiements de l’art assisté par ordinateur tandis que le peintre Harold Cohen produit ses œuvres à l’aide du logiciel AARON qu’il a lui-même inventé. En quelques décennies, les progrès technologiques ont permis d’améliorer le potentiel créatif des intelligences artificielles et en 2019, l’entreprise de robotique britannique Engineered Arts introduit la première artiste humanoïde du monde capable de créer sans aide humaine. La révolution Ai-Da confirme l’émergence d’un nouveau marché de l’art contemporain où les IA peuvent désormais concurrencer la main de l’homme. En octobre 2018, le premier tableau peint par une IA mis en vente par la maison britannique Christie’s avait ainsi été adjugé pour 432 500 dollars face à des œuvres d’Andy Warhol et de Roy Lichtenstein cédées respectivement pour les sommes de 75 000 dollars et de 87 500 dollars. IA : 1. Andy Warhol et Roy Lichtenstein : 0.

le numérique crée une nouvelle vision de l’art

Mais au-delà d’une redéfinition de la nature même de l’artiste et de l’œuvre, le digital ouvre la voie à de nouvelles expérimentations artistiques. Depuis les années 90, des artistes utilisent ainsi la réalité virtuelle, la robotique ou des images de synthèse pour bousculer les perceptions du spectateur. Jeffrey Shaw et ses créations à mi-chemin entre architectures virtuelles et art conceptuel, France Cadet et ses robots-chiens ou encore les chorégraphies hyper connectées de Rocio Berenguer : l’art numérique nous emmène dans des nouveaux mondes des possibles. En proposant de nouvelles manières de voir et de percevoir les œuvres, le numérique crée une nouvelle vision de l’art. Plus encore, en rendant des contenus artistiques plus facilement accessibles à tous, il participe à un mouvement de démocratisation de l’art. Réservée autrefois à la contemplation des élites, les œuvres n’ont jamais été aussi visibles et interactives sur internet. Leur conservation et leur archivage sont l’un des enjeux majeurs de la digitalisation de l’art. Lancé en 2011, le Google Arts & Culture est un musée virtuel ayant pour but de « rendre du matériel culturel important disponible et accessible à tous et de le préserver numériquement pour éduquer et inspirer les générations futures. » Le site permet ainsi à quiconque se connecte de visiter virtuellement des collections internationales telles que celles du MoMA à New York, du Tokyo National Museum ou encore du musée d’Orsay à Paris tout en favorisant une nouvelle approche des œuvres de manière ludique et conceptuelle.

 

En créant une nouvelle forme d’interactivité, la digitalisation des institutions culturelles permet de séduire de nouveaux publics, notamment plus jeunes. En octobre 2019, le musée du Louvre a ainsi introduit la réalité virtuelle pour découvrir l’exposition Léonard de Vinci et aujourd’hui, le numérique continue de séduire les plus grands musées du monde à l’instar du Metropolitan Museum de New York qui propose de découvrir gratuitement plus de 375 000 images issues de ses collections dans une logique d’open data. À l’inverse, la technologie est aussi entrée dans les musées en créant de nouvelles expériences hybrides entre réalité et immersion virtuelle à l’instar de l’Atelier des lumières de Paris et des Carrières de lumières des Baux-De-Provence qui proposent une redécouverte des oeuvres de grands maîtres, sous un nouveau prisme digital. Depuis des années, une multitude de lieux et d’événements célébrant la richesse et la diversité des arts numériques a même vu le jour en France. Les Bains Numériques au Centre des Arts d’Enghien Les Bains ou encore La Gaîté Lyrique servent de promoteurs de cette nouvelle création en organisant des conférences et des expositions de plus en plus ambitieuses.

Vous avez dit révolution ?

Mais ces derniers mois, une autre invention issue de la technologie de la blockchain est en passe de révolutionner le marché de l’art contemporain : les NFT. Créés en 2017, les « Non-Fungible-Token » sont des jetons numériques permettant d’acquérir une œuvre physique ou digitale dont l’authenticité est garantie par la blockchain, le plus souvent via la plateforme Ethereum. Finalement, un NFT est un certificat d’authentification digital d’une œuvre qui permet à son propriétaire d’en être le seul détenteur. C’est un véritable pas en avant sur internet où le droit d’auteur et la propriété intellectuelle sont encore en pleine expérimentation. En permettant d’authentifier et de tracer une œuvre, les NFT participent à la refonte du marché de l’art et des collections. En mars dernier, la première vente par Christie’s d’une œuvre numérique atteint ainsi la somme absolument WTF de 69,3 millions de dollars. Avec Everydays : the First 5 000 Days, l’artiste américain Beeple devient ainsi le troisième artiste vivant le plus coté au monde après Jeff Koons et David Hockney. Vous avez dit révolution ?

De Beeple à la Chapelle Sixtine, de Daft Punk à Léonard De Vinci dans les salles immaculées du musée du Louvre, la technologie modifie notre représentation de l’art et nous interroge sur l’essence même de l’artiste et d’une œuvre. En dénaturant les principes et credos de l’art physique, en bousculant les arts plastiques, les innovations technologiques dans l’art crée un nouveau rapport au monde : une nouvelle manière de regarder le réel. Comme toute révolution artistique, aujourd’hui, les œuvres numériques interpellent et dérangent et si certains y voient l’avenir, d’autres crient au scandale et à l’hérésie. Le numérique pourrait-il alors ouvrir sur un huitième art ? Qui seront les nouveaux Marcel Duchamp, les nouveaux urinoirs ? Les nouveaux Picasso, Kandinsky et Basquiat ? Et plus encore, seront-ils humains ?

 

© Valentin Fougeray

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