Maha Al Saati[SAU]
- Photographie & Cinéma
Chronique
Portrait d’une réalisatrice saoudienne aux influences résolument américaines.
SUR LA ROUTE DU CARLTON
L’Arabie Saoudite c’est comme une plongée en scaphandre dans une mer de clim’. Remonter à l’air libre est presque aussi rare qu’une averse sur Djeddah. Sur la deux-fois-six-voies menant à mon rendez-vous avec Maha, j’implore le chauffeur de baisser les fenêtres de son bien nommé GMC Yukon, état du nord-ouest canadien où la température moyenne de 5 degrés est à peu près celle que je ressens à chaque fois que je pénètre son véhicule surdimensionné. 24 heures à peine sur le sol saoudien et je sens déjà poindre la trachéite. En regardant ce paysage d’autoroutes et de Mall je me dis qu’il y a dans cette contrée dédiée à la voiture et au consumérisme un air de Californie. Décidément les deux pays tiennent davantage des frères jumeaux que des frères ennemis.
IL ETAIT UNE FOIS EN ARABIE SAOUDITE
16h30. Mon chauffeur me dépose à l’entrée du Ritz Carlton de Djeddah. L’hôtel est aux proportions d’un Parc d’exposition et les plafonds ont assez de dorures pour recouvrir Villepinte d’or. Pour sa seconde édition, le Red Sea Film Festival a troqué la vieille ville et son décor pour embrasser celui plus carton-pâte de la célèbre chaîne de palaces américains. Même moquette qu’à Houston. Même mobilier qu’à Honolulu. Même température que dans un Boeing reliant les deux villes. À tout moment, je m’attends à voir Gene Kelly surgir d’un comptoir en acajou pour grimper sur un tigre en marbre. Les nasaux tout secs et les semelles nickelles, j’attends Maha dans le brouhaha du grand hall. Entre démocratie et monarchie, le too much ne fait aucune différence. Pas plus que l’Industrie venue des quatre coins du monde, les caisses vides et les poches bourrées de cartes de visites. Au milieu des artistes à lunettes noires et des commerciaux à cravates grises, je peine à croire qu’en Arabie Saoudite, le cinéma n’est légal que depuis 2018.
THE ARTIST
C’est alors que soudain, depuis la foule, une silhouette surgit. Je bondis. Un peu surpris. Longues boucles noires sur kimono de satin bleu, pommettes hautes et héritage ouzbek dans la forme des yeux, Maha Al Saati n’a heureusement rien de Gene Kelly. Pourtant, la réalisatrice de VHS Tape Replaced, en sélection officielle du Red Sea Film Festival, n’en a pas moins été influencée par les cartoons de la même époque. Grande consommatrice des dessins animés des frères Warner, elle me confesse s’être inspirée des personnages de Bugs Bunny, Tom & Jerry ou encore Woody Woodpecker pour diriger ses acteurs. On retrouve dans leurs jeux l’héritage du cinéma muet où l’attitude, le regard et le geste en disent souvent plus que le verbe. D’après elle, l’impact qu’ont eu ces productions américaines sur son imaginaire ne sont pas dues au hasard. La morale islamique qu’on lui enseignait alors strictement à l’école n’était pas quelque chose de plus différent que celle qu’elle retrouvait secrètement dans les célèbres cartoons. À la fin de chaque leçon, comme de chaque épisode, il s’agissait toujours de distinguer le Bien du Mal. Il y’a bien longtemps que Maha ne se pose plus la question de la même façon. Elle sait désormais que la distinction n’est pas le fruit d’une réponse catégorique mais plutôt le résultat d’un calcul arithmétique qui s’avère n’être jamais à somme nulle. Car pour la bonne cause, il convient souvent de transgresser.
BE KIND REWIND
Dans son quatrième court-métrage, qui se déroule dans une banlieue pavillonnaire saoudienne de la fin des années 80’, Maha met en scène Eyad, un jeune homme secrètement amoureux de Mashael qui n’hésite pas à se mettre en scène pour imiter la pop star préférée de sa dulcinée. Bravant la moraline de l’époque, ce jeune homme noir de la classe moyenne, décide d’embrasser dans un clip fait maison l’androgynie d’une pop star américaine ressemblant à s’y méprendre à l’interprète de Purple Rain. L’histoire d’une saoudienne qui attend que son Prince vienne… Mais le plan tourne court. Le clip se retrouve entre de mauvaises mains et la honte s’abat sur le prétendant déchu, sommé de rester à la place qu’on lui attribue. Professeur de théorie des médias et d’études cinématographiques au sein d’une université de la ville de Dammam, Maha trouvait intéressant, à un moment où l’injonction de l’époque est à l’affirmation de soi sans ne plus avoir à se conformer à d’autres exigences que la sienne, de retourner à ces films des années 80 dont le propos était au contraire presque toujours le même : devoir se transformer pour espérer plaire à d’autres que soi.
Si les époques semblent se regarder de travers, aucune n’est exempte de contradictions. Comme celle d’aujourd’hui, avec ses réseaux sociaux où l’on travestie sa vie contre des likes. L’hypocrisie est de toutes les décennies. Et si Maha se réfère à bien des époques pour nourrir son imaginaire, elle n’hésite pas à essayer de soustraire le présent à son cinéma afin de le rapprocher le plus possible du conte et de la fable. L’anachronisme du film, s’il est absent des décors, est au cœur de l’intrigue. Simple et étrangement universelle. L’esthétique, en revanche, touche bien au fantasme des années 90 et à la féerie de son utopie capitaliste. Les dommages collatéraux en moins. C’est pourquoi elle n’hésite pas non plus de soustraire à l’œil de sa caméra les éléments d’une réalité qu’elle trouverait laide et qu’elle aimerait voir bannir ou disparaître de ce monde. Comme ces villes saoudiennes qu’elle juge piégées dans des filets d’autoroutes, les rendant aussi inhumaines qu’invivables. Encore une fois. Le cinéma de Maha Al Saati n’est pas contestataire dans le sens où il viserait les dérives d’une époque. Il est contestataire dans le sens où, quelle que soit l’époque, il prône que le courage renferme toujours une part de justice. Voilà sa morale. D’ailleurs, son courage à elle paye. L’année prochaine, elle réalisera son premier long-métrage. L’histoire d’une professeure d’université lauréate d’une bourse de recherche qui, plutôt que d’approfondir sa matière, utilise les fonds qui lui sont alloués pour protéger et soigner les animaux abandonnés. Pour parvenir à ses fins elle est contrainte de mentir, manipuler et trahir, (presque) toujours pour la bonne cause… Le cinéma comme véritable séance d’analyse.
AUTANT EN EMPORTE LE VENT
ATCHOUM ! Je relève les yeux de mon carnet. Maha vient d’éternuer. Elle m’invite à nous échapper. Quitter ces 60 000 mètres carrés climatisés. Pour prendre une grande bouffée d’air frais. Le vrai. Celui de son pays qui, pareil à tous les autres, empêtrés comme eux dans ses propres contradictions et ses propres hypocrisies, reste aujourd’hui malgré tout, balayé par une ère nouvelle, un vent nouveau. Et si une chose est aussi vraie que les quarante degrés qui ressuscitent nos deux nez, c’est que Maha Al Saati n’est ni plus ni moins une réalisatrice saoudienne.