L’éloge de la douceur [1/5][FRA]

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Chronique

Le 07.12.2020 par Julie Le Minor

L’éloge de la douceur

Comment penser la douceur en 2020 ? La succession des crises, la multiplication des discours eschatologiques, la surabondance des discours et symboles ont laissé un goût doux-amer à une société désormais sans repères. L’ère promeut donc le changement. L’art, la culture, la mode, le tourisme, la nourriture et même le sexe sont autant de sujets qui prônent un retour à un modèle plus lent, plus sain, plus doux. Médias, artistes, créateurs, jeunes et moins jeunes, tous semblent en quête d’une nouvelle rhétorique du bonheur et du cool, du slow et du soft. Jusqu’à présent noyé sous le flow des passions et de l’excès, pourrait-on finalement entrer dans une nouvelle ère de la douceur ?

 

SOFT AND SLOW

Si l’on assiste aujourd’hui à l’avènement d’une société de la douceur régie par les nouveaux impératifs du soft et du slow, il n’en a pas toujours été ainsi. La perception de la douceur a évolué en fonction des sociétés et des régimes, au rythme des périodes fructueuses, heureuses mais aussi des crises. Dans la Grèce Antique, la douceur est avant tout un idéal, une attitude tournée vers l’éthique. Le terme « praos » désigne ainsi un ensemble de valeurs comme l’empathie, la générosité, la compréhension ou la bienveillance. L’historienne Jacqueline de Romilly la définit comme une « disposition à accueillir autrui comme quelqu’un à qui on veut du bien ». La douceur hellène est donc une qualité qui se cultive. Elle s’oppose à l’hubris : la démesure des passions. L’historienne s’interroge ainsi sur l’importance accordée à la douceur dans cette civilisation marquée par le sceau de l’héroïsme, des guerres, des mythes et des tragédies. Comment imaginer en effet la douceur dans la patrie d’Homère et d’Achille ? De la même manière, comment l’imaginer aujourd’hui dans un monde soumis au règne de l’éphémère et de la violence symbolique – politique, économique, écologique, numérique ?

AVEC LA MODERNITÉ, LA DOUCEUR DEVIENT DONC SEXY

MAUVAISE RÉPUTATION

La perception de la douceur a évolué au gré des traditions, des mœurs et des mentalités. Si on chante ses vertus depuis la nuit des temps, de la Bible au Coran, son image a pu être ternie, souvent assimilée à une notion lisse, sans relief ni aspérités. En France, au XVIIe siècle, littérateurs et artistes font pourtant l’apologie de la douceur sous le règne de « l’honnête homme ». Des dramaturges comme Racine ou Corneille s’émancipent peu à peu des dogmes de la littérature classique et de la tragédie grecque qui vantent une écriture passionnée et cathartique. Ils prônent le retour à la mesure et au « juste milieu ». La raison doit désormais dominer les passions et la douceur participe au langage de la parcimonie et de la justesse. La douceur devient alors un procédé d’harmonisation des idées et des sentiments, une source de dialogue et de transmission que l’on retrouve dansle concept du « soft-power ». utilisé en diplomatie. Parallèlement, on assiste à l’adoucissement des mœurs. Le temps est à la galanterie, les cœurs et les esprits s’échauffent. Car si la douceur est matière à penser, elle est aussi une affaire sensible qui convoque tous les sens. On la caresse du bout des doigts, on hume la douceur d’un parfum, on la goûte, on l’observe, on la ressent lors d’une douce nuit d’été. Sensible, la douceur est aussi sensuelle, charnelle même. Elle est d’ailleurs souvent assimilée à beauté, à la femme et à la maternité. On la retrouve sur les Vierge à l’enfant ou les madones du Moyen-Âge et de la Renaissance, on l’admire dans La Naissance de Vénus de Botticelli. Plus récemment, on se souvient également d’Isabelle Adjani en 1984, lovée dans son fameux Pull Marine, susurrant des mots doux dans la piscine de Luc Besson et de Serge Gainsbourg. L’actrice française incarne un modèle de grâce, de douceur et de sex-appeal. Avec la modernité, la douceur devient donc sexy. Surtout, elle se laisse enfermer dans les carcans d’une pensée genrée et viriliste où la douceur ne peut être un attribut masculin sous peine d’être assimilée à une faiblesse, un manque de tempérament : une marque de féminité. Une tyrannie de la virilité que le chanteur Eddy de Pretto dénonce dans son morceau Tu seras viril mon kid. Pour lutter contre ces modèles de pensée, une nouvelle génération d’artistes mène la vie dure aux stéréotypes à l’instar de la chanteuse belge Angèle qui manie parfaitement l’art rhétorique de la douceur pour diffuser ses idées comme son hymne féministe Balance ton quoi. La douceur est donc matière à la controverse. Qu’elle rassure ou qu’elle ennuie, qu’elle sublime ou qu’elle dérange, elle est ce calme apparent, cette violence adoucie. Mais la douceur est aussi un art de vivre, un état d’esprit hédoniste qui puise ses racines dans la culture latine et bien sûr l’Italie…

 

L’ART DE LA DOLCE VITA

En 1960, Federico Fellini obtient la Palme d’Or du 13e Festival de Cannes avec son chef-d’œuvre La Dolce Vita. Le réalisateur italo-français y dépeint le tableau d’une Rome oisive et libérée, sur fond de grandeur et décadence, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Rome vit alors d’amour, d’argent et de plaisirs faciles. On célèbre la liberté retrouvée dans la patrie des artistes et des intellectuels et la légèreté de vivre résonne jusqu’au bout de la nuit. La Dolce Vita participe à créer la mythologie de l’acteur Marcello Mastroianni et de Federico Fellini mais aussi le mythe de la « ville éternelle ». Malgré sa sortie controversée, le film rencontre un tel succès, qu’au fil du temps, la dolce vita devient un état d’esprit, un nouvel art de vivre : un carpe diem d’un genre nouveau. La quête de la beauté et du bonheur, l’hédonisme et le romantisme deviennent des leitmotiv de l’art italien et notamment du cinéma de la Cinecittà, les fameux studio créés à la fin des années 30 pour concurrencer la machine à rêves hollywoodienne. Au fil du temps, la dolce vita devient une esthétique. Dans La Grande Bellezza, le réalisateur italien Paolo Sorrentino filme lui aussi les mondanités romaines et ses fêtes splendides à travers l’histoire de Jep Gambardella. Dans une Rome coincée entre les vestiges du passé et l’impératif de la modernité, Paolo Sorrentino raconte l’après Dolce Vita. Plus récemment, un autre film rend hommage à l’art de vivre italien, il s’agit bien sûr de Call Me By Your Name de Luca Guadagnino. La romance estivale entre Elio et Oliver émeut et le film scénarisé par James Ivory reçoit même un Oscar. De la version dantesque de Fellini à l’amour de jeunesse d’Elio et Oliver, il semble que la dolce vita se soit aujourd’hui bien assagie. Mais toujours, elle prône cette quête sacrée de la beauté et de la contemplation, la primauté accordée au sensible et à l’instant présent. Au fil du temps, la douce vie made in Italy est donc devenue un cliché qui fait vendre autant qu’il fait rêver. Pourtant, la douceur n’est pas forcément synonyme de bonheur.

 

DOUCEUR, DRAME ET VOLUPTÉ

La douceur n’est douceur que par un savant jeu de contraste. Elle est le piano du forte, le contrepoint de la violence et des excès. Dans The Endless River, le dernier album des Pink Floyd sorti en 2014, le groupe rend hommage à Rick Wright, le claviériste disparu en 2008, dans une longue et planante mélopée dont la douceur et le calme semblent rompre avec les morceaux psychédéliques et expérimentaux des célèbres albums The Wall ou de The Dark Side of the Moon. Si certains y voient un bel épilogue à une histoire tourmentée, les critiques sont divisées. La douceur une fois de plus interroge, elle dérange. Pire, elle ennuie. Pourtant, nombreux sont les artistes à s’être inspirés de cette apparente douceur pour sublimer la fragilité, la passion, le désespoir ou la colère. Pour l’écrivaine Françoise Le Corre, « la douceur laisse enfoui ce qu’il est impossible de dire ». Par un jeu de contraire et de contraste, la douceur suggère, elle vient apaiser les tourments et les adoucit pour finalement mieux les mettre en lumière. Il semble donc qu’il y ait une violence inhérente à la douceur. On la retrouve notamment dans Virgin Suicide, le film de Sofia Coppola, où derrière le doux visage des soeurs Lisbon se cache finalement l’ombre du desespoir. On la reconnaît aussi dans l’œuvre du légendaire réalisateur japonais Hayao Miyazaki dont les doux contes nostalgiques lèvent souvent le voile sur la faillite universelle de l’homme. De Princesse Mononoké au Voyage de Chihiro, Miyazaki maîtrise parfaitement l’art de la douce violence. Pour les spécialistes de la douceur, Hélène Baby et Josiane Rieu, la douceur résulterait ainsi d’une violence adoucie qui aurait le pouvoir de provoquer un mouvement de transformation chez l’autre. La douceur serait donc un facteur de perfectibilité pour l’homme. À l’heure de la slow culture, se peut-il alors que l’on soit finalement sur la bonne voie ?

Virgin Suicide © Soofia Coppola

« ALLO MAMAN BOBO »

« Je suis mal en campagne et mal en ville, je suis peut-être un petit peu trop fragile », chante déjà Alain Souchon en 1978. Le parolier de Foule sentimentale et d’Ultra moderne solitude dénonce dans ses morceaux une société désabusée, dominée par la performance et le surconsumérisme. Alors génération désenchantée ? Au vu de l’actualité, il semble que ce désenchantement ne soit plus seulement générationnel mais bien universel. L’année 2020 semble en effet marquer un point de rupture sans précédent. La pandémie qui vient de mettre le monde K.O semble accélérer l’éveil des consciences qui se profilait déjà ces dernières décennies. De haut en bas de la société, un véritable cri du cœur se fait ressentir pour un retour à un modèle à taille humaine, un retour à l’essentiel : ce qui fait sens. La slow life est ainsi érigée en nouveau modèle de vie et de pensée. Initié dans les années 80 en réponse à la globalisation, cette philosophie prône une vie en pleine conscience dans le respect de la nature et des autres. Si le mouvement slow débute d’abord dans la gastronomie à l’initiative du journaliste italien Carlo Petrini, il s’étend désormais dans de nombreux domaines. Le slow management renoue avec une meilleure qualité de vie au travail, le slow tourisme propose de voyager autrement, la slow cosmétique s’engage vers le bio et des recettes naturelles, la slow fashion renoue avec une mode intemporelle et écoresponsable, tandis que le slow sex proposer de jouir en pleine conscience. Au Japon, le succès des bars à câlins témoigne de la véritable nécessité de briser la solitude et de renforcer les liens entre les individus. En architecture, le design biophilique propose lui aussi de créer un nouvel espace de vie et de travail sain et ouvert où les éléments naturels reprennent leurs droits. La douceur s’invite donc partout, tout le temps. L’art du slow célèbre ainsi le temps long, le bien-fait, le bienheureux et l’agréable. Il remet au goût du jour l’amour, l’amitié, la convivialité et les saveurs des plaisirs immatériels. Pas de panique donc, l’année 2021 pourrait bien s’annoncer plus débridée et feel-good que prévu.

REVENIR À L’ESSENTIEL, À SOI ET AUX AUTRES

LE DROIT À LA DOUCEUR

En 1880, le socialiste Paul Lafargue publie Le droit à la paresse, un manifeste social qui dénonce la primauté accordée au travail dans nos sociétés et l’impératif que l’on s’en fait. Il fait le vœu d’une société ayant droit à la paresse sans qu’elle ne soit culpabilisée ou condamnée pour autant. Comme Paul Lafargue à l’époque, peut-on invoquer aujourd’hui un droit à la douceur ? L’émergence d’une véritable société du care semble en tout cas aller en ce sens. En renouant avec le principe même de la douceur grecque – praos -, la philosophie du care promeut l’attention à autrui, la bonté et la bienveillance. Comme les Anciens, elle s’attache au bien-être de soi mais aussi de l’autre en cherchant à créer du liant et du sens. En vantant les bienfaits d’une « liberté positive », elle favorise une culture de l’empathie et de la solidarité bien loin de l’atomisation sociale dans laquelle nous vivons, comme l’explique la  philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. La philosophie du care fleurit également sur les réseaux sociaux où de nombreux comptes et acteurs proposent de suivre leur good vibe. Sur instagram, les comptes The Good Live et Do Nothing Club rythment ainsi votre quotidien de douces attentions : thérapie, yoga, recette healthy, méditation… De nouveaux gourous bien-être vous montrent également la voie comme Lili Barbery-Coulon, en France, ou Joe Holder, aux États-Unis. Sur les collines de la Silicon Valley, l’actrice et mannequin Gwyneth Paltrow règne enfin sur l’empire Goop, le nouvel eldorado lifestyle et bien-être américain. Comme la tendance du slow, le nouvel impératif du care est donc aussi un outil marketing qui pourrait bien se retourner contre sa philosophie première : revenir à l’essentiel, à soi et aux autres. Revenir à la douceur. Praos.

Retrouvez le dossier sur L’éloge de la douceur au complet avec nos artistes :

[2/5] Aurore Bano : Old school is cool
[3/5] Marie Gu : La femme grenadine
[4/5] Sacrée Frangine : La douce vie

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