Tiffany Bouelle[FRA/JPN]
- Art & Peinture
Interview
Tiffany Bouelle et la frontière poreuse de l’art
Tiffany Bouelle est une artiste sans limite. Il n’y a qu’à la suivre sur ses réseaux pour le comprendre. Elle peint, sur la toile comme sur les corps ou les vases, elle danse, se met en scène avec humour et autodérision, filme… Elle ne se met aucune barrière et alterne les pratiques au culot. « J’ai tendance à sauter sur le danger plutôt que de le contourner. Quand on me dit non, j’entends un oui. Si je veux faire de la sculpture, je me renseigne, j’apprends ». Pour Tiffany, la frontière suscite « une certaine excitation, une simulation ». La jeune femme aime voyager et considère la frontière « comme un passage vers de nouvelles expériences, de nouvelles cultures, de nouveaux sujets à explorer plastiquement ». Justement, Tiffany est franco-japonaise, et comme Marvin Bonheur, évolue entre deux cultures. Effectue de nombreux allers-retours. Par son art, elle cherche à faire le pont et illustre la richesse de la diversité, au-delà de toute frontière, géographique ou artistique.
L’art abstrait à l’assaut des frontières
Les sujets artistiques de Tiffany Bouelle sont forts et résolument féministes. La grossesse, l’avortement, la solitude, les règles, l’engagement, le mariage, la pression sociale… Des sujets intimes et souvent tabous qui peuvent passer les frontières grâce à la subtilité de l’art abstrait. Elle s’explique : « Mes œuvres sont très abstraites, minimalistes et à travers elles, je parle de sujets qui sont très tabous. Et je pense que parmi ces sujets, certains sont tellement tabous que si je souhaitais aller dans un pays pour exposer mes tableaux ne passeraient pas la frontière. Alors qu’avec mon style minimaliste et graphique je peux passer toutes les frontières du monde, peu importe la culture et ce qui est accepté ou non sur le terrain en question ».
« le discours féministe prend toute son importance quand il est entendu de l’homme »
L’art abstrait est une « transition vers une vérité ». Il offre aussi la possibilité de toucher un autre public. « L’art abstrait permet de rassembler un maximum de monde autour d’un sujet sur lequel il ne se pencherait pas forcément, c’est certain », confirme Tiffany. Ses œuvres parlent uniquement des femmes et pourtant, intéressent beaucoup d’hommes grâce à leur rendu asexué, de formes colorées. Un peu à la manière des courbes abstraites de Venetia Berry. Une vraie victoire pour Tiffany qui pense fermement que « le discours féministe prend toute son importance quand il est entendu de l’homme ».
En tant qu’artiste, Tiffany se sent libre d’aborder tous les sujets. Elle défend l’intérêt de sa profession de « pouvoir explorer toutes les possibilités ». Et se bat pour vulgariser l’art. Notamment par des collaborations. « Je donne ainsi la possibilité à un public beaucoup plus large de pouvoir entrer directement dans un magasin de déco pour avoir un objet artistique ou d’aller sur un site pour acquérir des éditions imprimées ». La collaboration artistique brise les frontières élitistes du marché de l’art. Un mouvement qui invite l’art à sortir de la toile, à explorer d’autres formats. Tiffany ne veut pas se contenter de déborder sur les murs pour sortir du cadre, elle veut peindre sur les choses qui l’entourent, les gens, les sols… « S’approprier » l’univers qui l’entoure. En s’appropriant des objets artistiquement, elle dit les figer dans le temps. Elle archive aussi le récit des personnes qui se confie à elle. Date ce qu’elle a entre les mains, l’ancre dans une certaine réalité, le rend intemporel malgré les tendances qui défilent. Et dépasse ainsi les frontières du temps.
Entre deux eaux
Être franco-japonaise n’est pas chose aisée pour Tiffany, « tiraillée » entre ses deux identités. « On ne me reconnaît ni dans l’une, ni l’autre, puisque je suis typée japonaise en France et typée française au Japon. Je suis une sirène ». Pourtant cette diversité nourrit son art où le Japon ressurgit. « Le fait d’avoir passé tous mes étés au Japon à côté de mon grand-père qui était écrivain, poète, céramiste, calligraphe, m’a énormément inspirée. Je retrouve de plus en plus de la calligraphie de mon grand-père dans mon travail ». Alors même que le Japon et la France sont pour elle deux cultures qui « s’embrassent, ont une fascination mutuelle sans vraiment se connaître et que tout oppose socialement, culturellement et politiquement. » Tiffany est une femme différente au Japon. Elle change en passant la frontière, le manque de vocabulaire la bloque, elle reste enfantine, ne peut montrer l’entièreté de sa personnalité, pourtant débordante.
Impossible pour l’artiste résolument engagée et féministe de s’imaginer vivre au Japon. « J’ai une mentalité trop française, je suis trop grande gueule pour le Japon. Ce n’est pas une société qui m’écoutera », analyse-t-elle avec lucidité. Si elle ne souhaite pas y vivre, Tiffany veut bel et bien y mener un projet artistique. « Faire passer mon travail sur la parole des femmes au Japon ». Revenir à ses origines pour déconstruire, éduquer. Amener l’art féministe au Japon, cet art dont on a tant besoin qu’il traverse les frontières. Elle rêve de faire une exposition sur place, de faire entendre là-bas la parole des femmes du monde entier. De trouver, aussi, une femme de la haute société japonaise pour porter son message à sa place. Lui donner plus d’impact. « Interroger ce modèle de la femme au foyer, leur proposer de s’épanouir autrement, de mieux vivre leur vie et leur confiance en elle en découvrant le goût de l’indépendance ». Changer les modèles par un choc des cultures.
UN ROYAUME POUR LA FEMME
Mettre en lumière les sujets féminins. Témoigner des améliorations, des régressions. Se poser des questions à travers l’art et les rencontres, à l’image de celle-ci : « qu’est-ce que c’est d’être une femme de 50 ans en 2020 ? », c’est le projet au long cours, le projet de vie de Tiffany.
« Dans toutes ces cultures, il y a des gens bloqués entre quatre murs qui ont besoin de parler de ces choses »
C’est le cœur en tout cas de son projet Rencontres, imaginé dès 2014, avant même le mouvement #metoo. Une époque où l’on ne parlait pas des femmes. Ce projet pour lequel elle dépasse justement les frontières pour découvrir ce qui se passe au-delà, interroger l’ailleurs et l’autre. Témoigner de la diversité des réalités qui se cache derrière la vie de femme au 21e siècle. A l’époque, Tiffany traîne beaucoup avec un groupe de filles. Elles abordent des sujets « un peu tabous entre nanas ». Et Tiffany se demande si toutes les femmes parlent de ça entre elles. Elle lance alors un casting géant sur les réseaux pour créer « un royaume de princesses, un peu naïf ». Un royaume composé des photos des femmes qu’elle rencontre, à qui elle pose des questions sur leur liberté, leur rapport aux corps. Des femmes très différentes. Mais en 2014, Tiffany n’est pas armée psychologiquement pour affronter la violence des témoignages qu’elle reçoit. Alors elle fait un break. Et revient plus forte 5 ans plus tard. Un soir, sur Netflix, alors qu’elle regarde le documentaire, « Les règles de notre liberté », sur les règles en Inde et les répercussions de celles-ci sur la vie des femmes indiennes, elle comprend qu’il faut qu’elle reprenne son projet. Qu’elle élargisse le cadre. Sur le champ, elle organise un voyage de deux semaines en Inde, s’entoure d’une photographe qui documente le voyage et réalise le portrait de toutes les femmes rencontrées, immortalise les dessins de Tiffany. En plus de questionner les femmes sur leur liberté, leurs ambitions quand elles étaient petites, et de transformer chaque rencontre en une toile, Tiffany sensibilise les jeunes filles au sujet des règles. Elle vient les mains pleines, armée de deux valises remplies de serviettes hygiéniques et prodigue ses conseils sans compter. Atteinte de synesthésie, Tiffany voit immédiatement des formes et des couleurs quand quelqu’un la fait entrer dans son jardin intime. C’est un art instinctif. Les femmes du monde imprègnent ses dessins. Leurs formes, leurs couleurs changent selon les pays. Et quand de retour à Paris Tiffany présente l’œuvre, elle introduit la femme, fait revivre cette rencontre. Elle nous plonge à Paris dans le quotidien des femmes du monde. Et ce projet, qu’elle a déjà poursuivi en Moldavie et au Japon, elle aimerait l’emmener à New York, pour rencontrer d’autres citadines, en Amérique du Sud, au milieu de nulle part, quelque part entre l’Islande et les côtes du Groenland. Et même en Corée du Nord, en Arabie Saoudite, en Iran ou en Irak. « J’aimerais bien pouvoir aller partout sans subir de galères car dans toutes ces cultures, il y a des gens bloqués entre quatre murs qui ont besoin de parler de ces choses et ce sont ces personnes-là qui m’intéressent, pas juste mes potes parisiens avec qui on peut parler de tout, ce sont aussi ces personnes à qui l’on n’a jamais posé ces questions ».
Franco-japonaise, citoyenne du monde, Tiffany croit fermement, comme Marvin Bonheur, à la circulation de la culture au-delà des frontières. « Le mélange des cultures est une vraie force, il crée une nouvelle culture qui va s’enrichir des deux côtés pour former quelque chose de neuf ». La sororité féminine ne doit pas se limiter au frontière du périph, ni même à l’hexagone. Le monde entier doit se faire le royaume de la femme, des femmes et de leur parole. Et pour ça, heureusement qu’il en existe des comme Tiffany.