Nathalie Déposé[FRA]
- Photographie & Cinéma
Interview
Nathalie Déposé : récit d’une traversée
Nathalie Déposé est photographe. Pour Tafmag, elle revient sur sa série La Frontière, qui porte bien son nom en marge de notre dossier dédié au sujet. On s’est demandées ce qu’était une frontière. Officiellement, une « limite qui définit un territoire et le sépare d’un autre ». Nathalie a souhaité mélanger art et politique pour retracer à sa façon, le trajet de son grand-père, qui a franchi cette « limite » entre l’Espagne et la France ; une limite toute fine qui l’a fait basculer dans une autre vie. Ce sont les années 30. Presque un siècle plus tard, Nathalie se saisit de ce qu’il reste de souvenirs et de photographies pour récréer l’histoire. Elle raconte.
Le texte ci-dessous a été écrit par Nathalie Déposé le 7 octobre 2020.
Je devais avoir une petite dizaine d’années quand mon grand-père m’a raconté cette histoire. Il m’avait dit « tu sais à ton âge, j’ai traversé tout seul la frontière franco-espagnole pour venir travailler en France ». Je ne me rappelle de rien d’autre. Il avait perdu son père quand il avait 8 ans. Il était mort jeune d’une maladie pulmonaire alors qu’il travaillait dans une usine hydroélectrique dans la province de Lerida. Sa mère s’est retrouvée seule à élever trois enfants. Quand mon grand-père est mort à l’âge de 89 ans cette histoire est revenue me hanter. J’ai demandé aux membres de ma famille les détails qui manquaient à mes souvenirs. À ma grande surprise je me suis rendue compte que personne n’avait la même version de cette histoire. Une histoire aussi fondatrice dans la vie d’un homme était en train de s’effacer à une vitesse vertigineuse.
J’ai alors rassemblé les éléments que je tenais pour sûrs :
1. Des faits géographiques : Le départ de la ville de Bossost en Catalogne, le passage par le col du Portillon qui s’élève à 1293 mètres et l’arrivée à Bagnères de Luchon où quelques années plus tard il rencontrera ma grand-mère. Le nombre de kilomètres qui sépare les deux villes, 18,5km, n’est pas impressionnant mais le chemin est rude.
2. Un contexte politique et économique : Le 14 avril 1931 la république est proclamée en Espagne. Un départ entre 1932 et 1935, avant la guerre civile. Un lieu de vie : un coin de la Catalogne où la pauvreté s’est installée durablement.
Et j’ai décidé de refaire le chemin parcouru par mon grand-père. Je ne suis pas partie seule, j’étais guidée par des membres de ma famille qui vivent toujours près de cette frontière. Nous avons fait le chemin ensemble, serrés dans une voiture tout terrain qui sert à transporter le bois. L’air était doux et l’ambiance légère et gaie. Trois générations étaient réunies. Chacun attendait avec patience que je trouve le paysage qui pourrait raconter le plus simplement possible ce chemin parcouru, 80 ans plus tôt. J’y suis restée deux jours. De ce périple, j’ai tiré des photos et des impressions qui m’ont permis d’avoir une trame pour raconter mon histoire.
À mon retour, j’ai demandé à ma mère de me confier des photos de mon grand-père adulte où on le voit profiter de moments simples et heureux sur cette frontière, images qu’il gardait précieusement avec lui. Et je me suis replongée dans une vidéo d’une après-midi passée à filmer ma grand-mère et ma mère me faisant découvrir pour la première fois la ville de Bossost. Mon grand-père n’avait pas voulu venir et nous étions parties toutes les 3 sur ses pas sans grand succès. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtées en double file sur une route sinueuse et dangereuse, pour regarder une petite maison en pierre au milieu de pâturages. Ma grand-mère m’a dit d’un air peu sûr d’elle : « je pense que c’est dans cette maison qu’il a vécu à son arrivée ». À mon retour je pensais que j’avais le temps et je n’ai pas posé d’autres questions. Et cette vidéo est restée 20 ans dans un tiroir.
Cette frontière est le lieu de tous les possibles où l’on passe de l‘Espagne à la France, de la peur à l’espoir, du réel à l’imaginaire au fil de l’histoire racontée et de la mémoire sondée. Une histoire intime ancrée dans une histoire collective.
Nathalie Déposé