Filwa Nazer[SAU]
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Chronique
Cartographie des destins entremêlés d’une artiste conceptuelle saoudienne et de son pays.
HAYY JAMEEL, CENTRE D’ART ET DE RENCONTRE
Le temps presse. Je sors de mon interview avec Maha. J’enchaîne avec Filwa. L’artiste conceptuelle originaire de Djeddah m’a donné rendez-vous au centre d’Art Hayy Jameel, au nord de la ville. Ouvert en décembre 2021 par la famille homonyme, le Centre se veut être une Maison des Arts – une sorte de phare pour des artistes trop souvent isolés – une sorte d’Agora pour les acteurs d’une scène qui cherche à s’inventer – une sorte d’Université pour un public trop longtemps empêché, frustré. Frustré comme moi de ne pouvoir rencontrer Filwa dans son atelier. Celui que le Centre lui avait octroyé six mois durant et dans lequel j’espérais éduquer mon regard à ses collages et ses sculptures textiles. J’arrive un jour trop tard. La veille, elle a remis les clés de son studio à un autre artiste qui profitera comme elle de cette maison de 17 000 mètres carré, de ses espaces d’exposition, de ses studios de travail ou encore du premier cinéma indépendant du pays, pour stimuler son esprit et développer sa pratique.
Entre Filwa et moi tout semble n’être qu’une question de retard. À Djeddah les voies rapides sont vite constipées. Une maladie chronique qui frappe la ville à la nuit tombée et qui transforme 10 minutes de trajet en trois quart d’heure de fureur. Enfin arrivé, je cours en apnée à travers le patio du Centre pour monter trois par trois les marches d’un interminable escalier blanc. Le visage bleu congestionné de CO2 j’aperçois Filwa, dehors, assise à la terrasse du café, semblant flotter sur sa chaise entre les lumières de la ville et des étoiles. Elle sourit. Les deux mains jointes sur ses jambes croisées – la nuque haute et le buste bien droit sur son dossier – Filwa interrompt mes excuses essoufflées en me prescrivant d’un geste de la main l’unique remède au temps perdu : le temps présent – l’instant qui nous est maintenant dévolu. En m’asseyant silencieusement sur la chaise indiquée – je me dis qu’il y a chez cette femme aux cheveux ras et au regard étrangement lointain quelque chose qui relève du mage. De celui que Novalis suspectait d’entrer en contact avec l’Univers par un rapport de sympathie ; non pas par nature, mais par flair ou intelligence, ruse ou bien sagesse.
LA VOIX DES DÉTOURS
En parlant avec Filwa, je comprends que les mages ne reçoivent pas tous du ciel une étoile leur indiquant la route à suivre. La vie est aussi capricieuse qu’une voie rapide saoudienne. Mais si les étoiles restent statiques, il suffit parfois de tendre l’oreille. « D’une façon ou d’une autre, je crois que j’ai toujours été en quête de ma voix artistique ». Malheureusement certaines routes sont mieux entretenues que d’autres. À l’époque, le Royaume ne dispense aucun programme d’éducation d’art. La voie est bouchée. Par chance, Filwa entretient un rapport particulier avec l’étranger. Elle y est née. À Swansea – au Pays de Galles – alors que son père y terminait ses études. Elle y est retournée. Cette fois-ci à Milan. Pour y poursuivre les siennes. « Car même si c’est l’art que je voulais étudier, mon portfolio n’était pas au niveau ». Filwa intègre donc, un peu par défaut, et non sans embuche, une école de stylisme. « Dans les années 90, loin des changements d’aujourd’hui, laisser partir une fille saoudienne à l’étranger, qui plus est seule, n’allait pas de soi. C’était mal vu. Mais mon père a toujours été, à sa façon, progressiste lorsqu’il s’agissait d’éducation ou d’empowerment de ma sœur et moi en tant que Femmes Saoudiennes ». Parfois, suivre ses instincts ne suffit pas, il convient en plus de combattre les convictions des autres. Filwa y est parvenue. Non sans révolte. Car cette période de sa vie intervient alors que son pays connaît un « regain de l’extrême conservatisme religieux qui, aussi surprenant soit-il, était en corrélation directe avec le boom du pétrole et de la prospérité qui en découlait ». Cette révolte politique, alors vécue de loin, en Italie, Filwa commence à l’exprimer par l’image et les collages. Elle veut comprendre comment ces deux faces d’une même médaille influencent socialement, émotionnellement et psychologiquement sa génération, pour qui elle cherche à adresser un message qui viendrait renverser ou affaiblir les forces à l’œuvre. Elle ressort les livres populaires pour enfants des années 70 et les vieux albums de famille en quête d’une autre image de son pays ; à l’affut des marques de l’hypocrisie religieuse qui cherche par tous moyens à bâillonner et censurer des conduites pourtant ancrées.
LA VOIE DU RETOUR
Les années passent. Loin de Djeddah. À Londres cette fois. Filwa y peaufine son rapport à l’étranger ainsi qu’à son métier : styliste. La route est belle mais l’artiste se demande où elle mène. « Je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir au monde de la mode. Ce n’est pas un milieu qui vous permet d’aller en profondeur des choses ». Alors Filwa bifurque. Traversée par d’importants changements personnels – elle se recentre – pour guérir – par le soin et la méditation – un corps qui devient la chrysalide d’une métamorphose intime et artistique. Comment habite-ton cette chair qui est la nôtre ? qu’elles sont les différents modes d’habitations ? Habit et habitat n’ont-ils pas la même fonction : offrir chacun un espace de vie ? « Petite, j’étais trop timide pour danser. Cette inhibition du corps venait aussi et surtout d’une idée conservatrice de la religion… ne pas danser devant ses cousins, ne pas danser devant des garçons… plus tard, dans ma vie d’adulte, à chaque fois que je célébrais mon corps, en dansant par exemple, je reliais les vêtements que je portais à ces espaces du passé dans lesquels j’avais ressenti cette inhibition extrême ». Pour dénouer l’intrication de ces deux intuitions, habit et habitat, Filwa n’hésite plus, comme par le passé, à invoquer le textile comme moyen d’expression artistique. C’est alors que cette nouvelle route empruntée en croise une autre. Au même moment, une deuxième métamorphose est à l’œuvre. Celle de son pays, l’Arabie Saoudite. Dans la seconde moitié des années 2010, les prix du pétrole baissent. Aussi paradoxale et à rebours des précédentes, une nouvelle politique de transformation nationale est alors engagée afin de diversifier l’économie. C’est le début d’importants changements sociaux-culturels que Filwa veut vivre et interroger de l’intérieur. Elle quitte Londres pour prendre le chemin de Djeddah. S’y installe. Et commence par étudier deux maisons où elle a vécu. « Je pense que le corps est constitué d’énergies au même titre que les espaces qui nous entourent, les pièces ou les maisons que nous habitons. C’est ainsi que j’ai commencé à penser à l’espace ». Filwa combine les techniques de cartographie architecturale avec celles du patronage de vêtements pour concevoir des à plats ou bien des sculptures textiles. Comme en 2021, où elle expose à la Biennale de Lyon son projet Five Women, un groupe de sculptures textiles représentant les parcours de vie de cinq femmes de sa génération au travers du rapport qu’elles entretiennent avec leur corps. Suspendues en l’air par un système complexe de fils, les œuvres se déploient en surplomb du public, ouvertes et dépliées comme des cartes dont on peut disséquer les grands axes et les raccourcis, les détours et les impasses. Et ces maillages de fiction, ne tiennent qu’à ces fils presque invisibles, pareils à des legs, des origines, des traditions, des victoires, des acquis, des révolutions, sans qui ou quoi, l’habit, malgré ses propres structures, ses propres couches, ses propres entrelacs, tomberait au sol en une vulgaire boule.
QUESTIONNER LES TRADITIONS
Le travail de Filwa s’inscrit à la jonction de ces deux types de fils. Les premiers ; ceux des habits dont on se pare pour habiter les seconds ; ceux qui tissent et délimitent les espaces qui nous entourent et que nous partageons avec d’autres. Dans une autre de ses œuvres textile, In the Fold (2020), Filwa questionne le vêtement traditionnel des femmes saoudiennes au regard du concept de « mimicry », élaboré par l’écrivain Roger Cailloix. État de psychose irrationnelle, la « mimicry » est pareille au comportement qu’adoptent certains insectes pour se prémunir de ce qu’ils croient être une menace. La stratégie qu’ils adoptent alors est celle-là même qui va accroître la survenance de la menace qu’il redoute. Cette défaillance, pour l’auteur, est celle d’un individu ou d’un groupe incapable d’appréhender l’espace qui l’entoure. « Si nous essayons avec tant de force de se conformer à des idées ou à la société, on pense que l’on est en sécurité mais en réalité on s’y perd. On ne se trouve jamais soi-même ».
LES CARTES DE L’AVENIR
Changer de voie, savoir reconnaître une impasse, bifurquer, c’est ce qu’ont entrepris, à plusieurs reprises et de façon étrangement concomitantes, Filwa et son pays. Jadis en direction contraire, l’histoire ne dit pas encore s’ils rejoindront la même destination. Les routes saoudiennes sont sinueuses et capricieuses. L’histoire montre au moins qu’elles ne manquent pas de sorties…. Et maintenant c’est à notre tour d’obliquer. À force de prolonger l’instant nous nous sommes mis en retard. Filwa doit filer. Chez elle le silence se dit en souriant. Nous nous levons tous deux, biens droits, le souffle calme et les mains serrés ; et je songe alors que si nos chemins se séparent, c’est au moins qu’ils se sont croisés, ici, sous les étoiles statiques de Djeddah, dans le son vibrant des voix qui nous habitent.
Sous la curation de Maya El Khalil, Filwa Nazer participera à l’exposition collective « Perceptible Rythms/Alternative Temporalities » à l’institut du Moyen Orient à Washington à partir du 14 décembre.
Photo de couverture : ©Marwa Almugait